GALERIE RX, PARIS

Ivan PLUSCH

Vernissage samedi 21 octobre, 16h-20h

''Ministère de l’amour''

L’œuvre d’Ivan Plusch se développe sans hâte, mais avec logique et cohérence. On pense avant tout à ses personnages délavés sur un fond statique, ces séries pittoresques qui, ces dernières années, sont devenues la carte de visite du peintre. Cependant, le suivant depuis longtemps, je me souviens aussi parfaitement de ses cycles organisés autour des sculptures de l’époque soviétique que l’on démolissait. Ces œuvres ont, à l’époque, fortement impressionné le monde artistique russe et je vois en elles, pour ma part, une étape tout à fait signifiante de son travail. D’une manière ou d’une autre, on trouve dans sa peinture une esthétique de la fuite, de l’abandon, de la destruction, de l’anéantissement, et tout ceci sans dramaturgie et sans pathos excessif. Ivan Plusch est simplement très sensible à la façon dont procède le temps. Il donne le sentiment d’observer dans sa toile, directement dans sa fragile narrativité, de courts morceaux de temps. En ce sens, ses tableaux monumentaux ressemblent à des stop-cadres vidéo, et un cycle récent de ces « cadres » présente le plus grand intérêt.

Le projet d’Ivan Plusch créé pour la galerie RX a pour titre Ministère de l’amour et renvoie sans aucun doute au roman de Georges Orwell, 1984. Les tableaux portent d’ailleurs le numéro de la chambre 101 dans laquelle se déroule la partie principale du récit d’Orwell. Mais il serait vain de chercher des adéquations littérales. Plusch n’a pas ici pour propos d’illustrer ce roman si actuel et qui, aux yeux d’un bon nombre de critiques, est l’un des plus grands de toute l’histoire de l’humanité. Il présente son propre ensemble de métaphores, inspirées notamment par ce livre, pour explorer les possibilités qu’il y aurait aujourd’hui de créer un mythe faisant écho à notre histoire récente. Ces métaphores ont pour source des impressions et un vécu très personnel, à savoir les documents, les croquis, les esquisses recueillis à Rjev, petite vielle provinciale du gouvernement de Tver, quelque part à mi-chemin entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Rjev, est à tous les points de vue « l’éternelle province ». Saltykov-Chtchédrine, le grand écrivain satirique russe du XIXe siècle, est venu puiser là ses personnages pour imaginer sa ville de Gloupovo, (du mot « gloupy », bête, stupide). Le Rjev d’aujourd’hui, qui porte encore les stigmates de la stagnation de l’avant-dernier siècle, est également fortement marqué par l’atmosphère sinistre du passé soviétique : ses maisons, ses parcs, ses palissades et ses routes font penser au monde sans joie au sein duquel prospèrent, entre autres, les héros d’Orwell. Plusch y introduit ses propres personnages, figures étranges dont la description suffirait à occuper tout un roman ou une série de bandes-dessinées : on a là un tondeur de gazon solitaire qui porte de l’asphalte à la place de l’herbe, un personnage coiffé d’un bonnet d’enfant aux oreilles de lapin, des hommes qui roulent des boules de viande comme le feraient des bousiers, et d’autres figures non moins amusantes dotées d’une foule de détails pittoresques. Leurs occupations n’ont aucun sens. Aussi sont-ils des personnages importants, mais non essentiels au récit à couches multiples de l’artiste. Leur représentation est délavée, comme s’ils fondaient ou partaient en fumée devant nos yeux, comme si le caractère absurde de leurs actions imposait à l’auteur de les effacer comme le fait le temps impitoyable. Dans tous les cas, c’est le paysage gris monochrome – dur décor du drame post-totalitaire – qui tient le rôle essentiel. Il souligne le fait qu’il ne s’agit pas là d’un temps précis et rappelle que, quel que soit le lieu où elle se déroule, toute notre existence peut être imprégnée de ce même absurde paisible et cruel.

 La combinaison entre des personnages en couleur et le fond noir et blanc, comme pris dans la glace, de l’œuvre de Plusch constitue en soi un signe visuel fort. Le paysage figé et la figure du personnage qui se déplace sur ce fond est une image que n’épuise ni le texte d’Orwell, ni celui de Saltykov-Chtchédrine, ni même celui de Plusch lui-même. On y lit un appel à quitter cet état de torpeur dans lequel nous tournons en rond, état dans lequel chacun de nous se découvre de plus en plus souvent plongé malgré l’abondance de communications (et peut-être à cause de cette abondance). On peut ainsi dire que Plusch focalise notre attention sur le travail irréversiblement destructeur du temps : existe-t-il un problème plus crucial et plus inéluctable pour chacun d’entre nous ?

Sergueï Popov