RX & SLAG, Paris

Tamara Kostianovsky

Tropical Abattoir

VIEW IN ROOM

→ Télécharger le dossier de presse


Pour sa deuxième exposition personnelle à la galerie RX Paris, Tamara Kostianovsky présente une dizaine d'œuvres créées exclusivement pour ce « Tropical Abattoir ». On y retrouve les thèmes qui lui sont chers : la violence, la colonisation, la sur-consommation et l'environnement. À côté de ses carcasses d'animaux qui ont participé de sa notoriété, elle présente pour une nouvelle série, trois œuvres murales qu'elle qualifie de « géographies charnelles ». Ses œuvres se lisent comme des oxymores puisque l'artiste conjugue beauté et cruauté, subtilité et brutalité, classicisme et baroque.

On circule entre d'imposantes carcasses d'animaux suspendues, on navigue à l'intérieur de cartes géographiques mêlant des morceaux de viandes, des oiseaux et une végétation exotique, on s'émerveille face à des fragments de paysages où chantent des oiseaux bariolés... Tamara Kostianovsky transforme la galerie RX en un « Tropical Abattoir » et nous embarque dans son univers fascinant, cru et saisissant. Que ce soit à travers ses œuvres ou le titre de l'exposition, elle crée une tension et nous tient en haleine tant elle manie l'oxymore avec délice. Elle avance, telle une funambule, le long d'une crête en un équilibre subtil entre beauté et horreur, raffinement et brutalité, renouveau et putréfaction, vie et mort. Rien n'est innocent chez elle et derrière ces motifs décoratifs envahissants à la Matisse, elle nourrit un propos tranché et sans ambiguïté. Elle nous parle de violence, de colonisation, de sur-consommation et d'environnement, toujours avec pertinence. « La série représente des carcasses qui se transforment en végétation, devenant des capsules qui hébergent des oiseaux et des plantes exotiques. Je pense ces œuvres en terme de métamorphose. L'idée est de modifier l'image de la carcasse, qui de lieu de carnage devient une matrice où la vie prend racine – à la manière d'un environnement utopique. » Pour cela, elle conçoit ses sculptures avec des vêtements (une des industries les plus polluantes), les siens ou d'autres provenances, mais aussi avec des tissus d'aménagement de tapissiers. Elle les assemble, les coud, superpose des couches, met les chairs à vif, fait chatoyer la couleur. On est séduit.

Violence intime

Ses œuvres prennent aux tripes, au sens propre comme au sens figuré, tant ses carcasses nous livrent les visions de l'intérieur de ces animaux de tissus écartelés. On y voit défiler l'histoire de l'art, du Bœuf écorché de Rembrandt à Artur Barrio, Adriana Varejao, Luis Jiménez en passant par Goya et le Baroque latino-américain. On y devine la violence de l'élevage bovin intensif en Argentine, mais aussi les sutures des opérations de chirurgie esthétique que son père qu'elle connaissait bien puisqu'elle a travaillé un temps dans son cabinet ou encore la symbolique du sacrifice du Christ, une iconographie omniprésente dans ses références bien qu'elle ait grandi dans une famille juive. Tamara Kostianovsky est familière d'une certaine cruauté bien malgré elle, à commencer par celle de la dictature militaire en Argentine (1976-1983), où tant d'opposants ont disparu dans le désert d'ATACAMA, et de façon plus intime, avec, en 2004, l'assassinat sauvage de sa grand-mère, une rescapée de l'holocauste. Cet épisode est d'autant plus abominable qu'il reste inexpliqué et impuni.

L'expérience migratoire

Ses cartes et ses panneaux décoratifs abordent la question des migrations, celles qui ont marqué l'histoire, mais aussi en pointillés, celle de sa famille (qui a quitté l'Europe dans les années 1950) et la sienne : née à Jérusalem en 1974, elle a grandi à Buenos Aires jusqu'en 2000 où elle s'est installée aux États-Unis. Elle fait un focus sur les principaux continents qui ont été colonisés (l'Afrique, l'Amérique du Nord et l'Amérique du Sud) et s'approprie des cartes qui ont toujours eu un enjeu politique : on dessine les contours du monde à la fois pour le connaître, le découper, le partager et en contrôler les populations et les richesses. Ses géographies deviennent charnelles.

Ses panneaux décoratifs traitent également de la colonisation par un autre point de vue. Elle a fait des recherches sur les papiers peints français du XVIIIe siècle qui déclinaient des visions idéalisées et fantasmées des colonies, qui ont donné naissance à l'Orientalisme. Elle interprète les motifs de végétations luxuriantes et les oiseaux aux plumes chatoyantes tout en nous rappelant la cruauté des conquistadors espagnols qui sont allé jusqu'à « mettre le feu à la volière de Moctezuma II (1502-1520), le dernier grand empereur aztèque » explique-t-elle.

Les œuvres de Tamara Kostianovky ont une dimension cathartique, transmuant les traumas en énergie créatrice.


Entretien avec Tamara Kostianovky

 

Pourriez-vous nous expliquer le choix du titre de l'exposition, « Tropical Abattoir » ?

J'ai joué sur l'idée d'un abattoir surréaliste où les carcasses d'animaux perdent leur aspect tragique pour se transformer en paysages tropicaux régénérés et en pleine renaissance. Il y a une tension dans l'exposition entre la beauté et la laideur, le décoratif et le tragique, le paysage et le carnage, ce que traduisent chacune des œuvres conceptuellement et formellement.

 

Pourriez-vous présenter l’exposition ?

Pour cette deuxième exposition à la galerie RX, je suis très enthousiaste à l'idée de présenter pour la première fois trois œuvres murales qui associent des cartes aux images de viande, dans une nouvelle série que j'appelle « Géographies charnelles », faisant allusion à l'histoire charnelle et violente de la construction des nations. En tant que tel, vous verrez une carte de l'Afrique, une de l'Amérique du Nord et une de l'Amérique du Sud où les géographies se métamorphosent en viande et vice-versa. J'ai délibérément choisi des territoires colonisés pour évoquer la manière dont les paysages, la flore, la faune et les populations ont été considérés comme des biens à exploiter.

Ces œuvres reflètent également le lien intime que l'on développe avec une patrie et la façon dont cette incarnation peut définir son identité. En tant que migrante d'Argentine aux États-Unis, je me demande souvent dans quelle mesure notre lieu de naissance définit qui nous sommes. Dans l'exposition, il y a aussi des carcasses tridimensionnelles envahies de végétation et abritant des oiseaux exotiques, ou encore des panneaux muraux où des oiseaux des Amériques sont perchés dans des paysages inspirés des papiers-peints français du XVIIIe siècle.

 

Le public français a découvert votre travail en 2022 à l'occasion d'une exposition collective à la galerie RX et à Deauville, aux Franciscaines, lors de l'exposition « Arbres ». Quels liens tissez-vous avec la France ?

D'un point de vue formel, l'influence des arts décoratifs français se traduit par mon intérêt pour les papiers peints français de la manufacture historique Zuber. L'art rococo a toujours eu une influence sur mon travail dans l'utilisation d'une palette de couleurs qui juxtapose des roses et des verts par exemple. Conceptuellement, il y a aussi le lien avec l'abattage des animaux et la culture de la chasse qui est toujours très forte en France, et qui est au cœur de mon travail.

D'ailleurs, je suis ravie de présenter à l'été 2024 une exposition personnelle au Musée de la Chasse et la Nature. Mon installation sera en dialogue avec la collection permanente du musée, qui réunit des peintures historiques autour de la nature, et mes œuvres recontextualisées dans ce ce morceau d'histoire de l'art offriront un point de vue opposé au récit déroulé dans le musée, où les humains ont perçu la nature comme extérieure à eux-mêmes.

 

Vos reliefs et vos sculptures évoquent des trophées de chasse, des carcasses d'animaux ou des troncs d'arbres. Faites-vous une analogie entre les animaux et ces natures mortes ?

J'ai enseigné l'histoire de l'art pendant de nombreuses années. Je suis particulièrement attirée par les images de chair qui peuplent l'histoire de l'art : Rembrandt, les natures mortes hollandaises du XVIIe siècle, Goya, les artistes brésiliens Artur Barrio et Adriana Varejao pour ne citer qu'eux. Dans mon esprit, ces références inscrivent mon travail dans une tradition où les artistes ont considéré la chair à la fois d'un point de vue conceptuel et formel. Le corps est le réceptacle, le contenant et dans le même temps porte l'identité du sujet. Comme l'a expliqué mon philosophe français préféré Merleau-Ponty, le corps est le premier moyen/espace pour connaître le monde.

 

La place de la couleur est essentielle dans votre travail. Vos œuvres sont chatoyantes et pleines de vie, et pourtant, elles parlent de mort et de violence. Pourriez-vous nous parler de cette opposition ?

Je ne considère pas que les dépouilles animales et la beauté sont contradictoires. Un corps mort peut être beau. Le drame peut être beau. En fin de compte, la beauté est ce qui nous fait ressentir quelque chose qui sort de l'ordinaire. Je navigue très prudemment à la frontière entre l'abject et le coloré et je découvre la beauté précisément dans cet interstice où ils se croisent.

 

Vos œuvres ont-elles un rôle cathartique par rapport à la violence du monde ?

Mon travail réfléchit sur l'architecture de la violence, qui comprend la violence envers les animaux, les arbres, les gens et tous les êtres vivants. Je me concentre sur les féminicides et la violence sexiste, ce que je rends évident en utilisant les vêtements de femmes comme matériau principal. Grandir en Argentine a influencé le type d'imagerie qui m'a attiré, où les carcasses de bœufs sont omniprésentes et sont liées à la fierté collective et à l'identité nationale. Pour moi, la carcasse fait référence au corps violé et je l'associe également à la criminalité et à l'histoire de la dictature militaire. Ce n'est pas nécessairement spécifique à la cruauté envers les animaux. Cela dit, au fil des ans, j'ai pris conscience de l'agriculture industrielle et des effets négatifs que ce phénomène a sur l'environnement en général. Mes travaux les plus récents portent sur des sujets écologiques, proposant un type de renouveau utopique.

 

En recyclant les vêtements, est-ce une façon de prendre soin du monde ?

L'un des objectifs que j'ai avec mon travail est de changer l'idée préconçue selon laquelle les déchets sont une substance à éliminer de la Terre, en présentant les textiles mis au rebut comme un matériau malléable en circulation permanente avec de multiples possibilités d'application dans l'art, le design, la construction et plusieurs autres industries. Avec mon travail, je cherche à toucher un large public, composé principalement de jeunes d'amateurs d'art, de passionnés d'artisanat, d'architectes et de designers, ainsi que de visiteurs de musées et de aficionados de mode de tous âges qui se tournent actuellement vers la fast fashion mais peuvent s'éveiller à « l'upcycling » en tant que mouvement politique et environnemental.

 

Pouvez-vous décrire votre processus créatif ? Commencez-vous par un dessin préparatoire ?

De temps en temps, des images me viennent à l'esprit et je me précipite pour les coucher sur le papier. J'ai un grand classeur avec des images de carcasses que je dessine continuellement. J'ai généralement une idée de ce que je veux faire, mais les choses changent et s'adaptent au fur et à mesure que j'avance dans la réalisation des sculptures. Il me faut environ deux mois pour créer chaque œuvre. Certaines semaines, je laisse les sculptures « reposer » et je les observe simplement pendant que je travaille sur autre chose, jusqu'à ce que je trouve une solution à un problème formel ou jusqu'à ce que je réalise que le travail est terminé et ne nécessite rien d'autre. Mais c'est plus souvent la première situation qui est fréquente. Je pourrais décrire mon travail comme une succession d'étapes et un processus d'affinage chronophage qui nécessite des allers-retours, une multiplication d'étapes pour ajuster, accentuer une diagonale, lisser un contraste trop marqué....

Je puise mes matériaux dans mon propre placard et dans celui de mon fils et j'achète des rebuts de tissus d'ameublement. Parfois, je reçois des dons d'amis proches. Il est important pour moi d'avoir un lien avec les matériaux que je manipule en atelier.